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UNE FANTAISIE ESTHÉTIQUE

A propos d'un Cheval.- Causeries athéniennes, par M. Victor Cherbuliez;

1 volume in-8°, Genève 1860.

 

 

Un jeune écrivain genevois, M. Victor Cherbuliez, a publié récemment, sous ce titre un peu bizarre : A propos d'un Cheval, une remarquable fantaisie esthétique dont il nous paraît utile de parler avant que les chefs-d'œuvre littéraires de la saison prochaine (puissent-ils être nombreux!) viennent absorber l'attention de la critique. Le livre modeste et méritant de M. Cherbuliez n'a d'autre prétention que celle d'exprimer sur les vrais principes de l'art des idées justes et élevées dans un langage agréable, très choisi et parfois éloquent. Il nous a semblé que l'examen de ce livre, qui roule sur les principes de l'art, serait une préface toute naturelle à l'appréciation des chefs-d'œuvre qui vont sans doute éclore, car le lecteur trouvera dans cet aimable essai quantité d'idées qui lui permettront de classer à leur vraie place et de juger à leur juste mesure les tentatives qui lui seront soumises. Seulement nous prévenons d’avance. nos modernes auteurs que si le verdict du public à leur égard devait être rendu d'après les principes exposés par M. Cherbuliez, ce verdict leur semblerait peut-être sévère.

A propos d'un Cheval est une fantaisie, un dialogue esthétique. L'auteur a évité de donner à l'exposition des principes qui régissent les arts une forme pédantesque, et nous l'en félicitons. M. Cherbuliez a voulu éviter à tout prix d'être ennuyeux; c'est un noble souci, que ne sauraient trop connaître tous ceux qui, sous une forme ou, sous une autre, font profession de veiller aux intérêts de la vérité. C'est un souci qui devrait surtout préoccuper ceux qui se sont donné pour mission d'enseigner au public les principes d'art ou de morale, car dans ces matières il est extrêmement facile de glisser sur la pente de l'ennui, et quiconque est ennuyeux risque fort de manquer le but que cherche naturellement à atteindre tout homme qui ouvre la bouche pour articuler des sons. Etre ennuyeux est donc pour un écrivain plus qu'une infortune personnelle, c'est une sorte de trahison envers la vérité qu'il s'est chargé d'expliquer, envers les principes qu'il s'est chargé de défendre. C'est un devoir pour l'écrivain de n'être pas ennuyeux, puisque c'est à ce prix seulement qu'il peut espérer d'être écouté, surtout à l'époque où nous vivons. Le public de nos jours est singulièrement distrait et affairé; il n'a pas de temps à perdre, et il ne faut pas compter qu'il aura, comme le public d'autrefois, de longues journées à nous consacrer. Il n'a que quelques minutes, un quart d'heure à peine à vous donner; tâchez par conséquent de profiter de cette courte audience de manière à faire sur son esprit une impression favorable, et à lui laisser le désir de vous revoir et de vous entendre encore. Nos pères avaient le temps de rectifier leurs jugements sur un écrivain, et de découvrir, sous l'épais nuage d'ennui dont il s'enveloppait trop souvent, les qualités qui le distinguaient, la part de vérité que contenaient ses écrits; mais les dieux turbulents et actifs qui gouvernent notre époque nous ont défendu ces loisirs. Si donc vous avez quelque bonne vérité à dire aux hommes, quelque idée juste à faire passer, réglez votre conduite sur ce principe, que vos auditeurs sont pressés, et qu'ils vous trouveront indiscrets si vous n'avez l'art de leur faire oublier les précieuses minutes qui s'envolent pendant qu'ils vous écoutent. Ainsi a fait M. Cherbuliez. S'il avait entrepris de discourir doctoralement sur la nature du beau, sur ses principes et ses lois, tout le monde se serait écarté de lui; mieux avisé, il a invité ses lecteurs à faire avec lui une courte promenade dans Athènes, à respirer pendant quelques heures, en très aimable compagnie, l'air salubre et sec de l'Attique, et à causer d'art en contemplant les frises du Parthénon; tous ceux qui répondront à son invitation lui sauront gré de cette soirée charmante. Ils n'auraient rien retenu peut-être des leçons du professeur, même en supposant qu'ils eussent voulu l'entendre ; ils retiendront tous des causeries de l'ami, et c'est ainsi que, par une ruse aimable, leur esprit aura reçu des vérités auxquelles ils ne songeaient pas et dont peut-être ils ne se souciaient guère. Aussi je n'hésite pas à dire que des essais et des fantaisies dans le goût du livre de M. Cherbuliez peuvent faire plus pour la propagation et la vulgarisation des vrais principes de l'art que tous les traités sur le beau des plus sévères esprits et que toutes les philosophies esthétiques des plus doctes professeurs.

 Le livre de M. Cherbuliez est d'un bon exemple, et contient plus d'une leçon dont pourront utilement profiter tous ceux qui sont chargés de parler au public contemporain. Nous venons d'entendre une de ces leçons : éviter à tout prix d'être ennuyeux. En voici une seconde, qui mérite bien d'être méditée : c'est que le critique doit savoir reconnaître la beauté sous quelque forme qu'elle se présente à lui, que la valeur d'une œuvre d'art est indépendante du genre auquel elle appartient, et que tous les objets sont bons pour expri mer la beauté, car de même que toutes les lois de la vie sont con tenues dans le plus chétif objet de la nature, tous les secrets de l'art sont contenus dans la plus petite création d'un véritable artiste.

Point n'est besoin, pour nous enseigner les lois de l'art, de l'imposante figure d'une Minerve ou du corps voluptueux d'une Vénus : il suffit de la figure d'un bélier ou d'un taureau. M. Cherbuliez avait devant les yeux une des plus grandes œuvres qui soient sorties de la main de l'homme; rien ne lui était plus aisé assurément que de démontrer par l'ensemble de cette œuvre les plus grands principes de l'art. Le jeune écrivain, dédaignant ce moyen comme trop facile, ne s'est attaqué qu'à un seul détail. Et quel est ce détail? Ce n'est ni une de ces figures de femmes si chastement vêtues, ni un de ces cavaliers campés sur leurs montures avec tant d'aisance et de fermeté : c'est un simple cheval, Au moyen de cette unique figure, il s'agissait de retrouver non-seulement toutes les lois de la beauté, de la proportion et de l'harmonie, mais le principe de l'art dans ce qu'il a de plus caché, et le but de l'art dans ce qu'il a de plus élevé; l'auteur y a réussi sans beaucoup de difficulté. Il n'a pas grand'peine à démontrer que le génie de Phidias est aussi com plet dans cet unique détail que dans son œuvre tout entière, et que la simple figure de ce cheval enseigne les lois qui régissent l'art avec autant d'éloquence et de rigueur que la frise admirable dont il n'est qu'une centième partie. Il serait à désirer que les critiques médi tassent sur l'exemple que leur a donné M. Cherbuliez. Lorsqu'on leur rappellera trop pédantesque ment le respect dû à la hiérarchie des genres, qu'ils se souviennent du cheval de Phidias. Il n'y a pas de petites œuvres dès qu'elles répondent à toutes les conditions du beau; toutes les classifications arbitraires n'y feront rien. Les grandes œuvres sont les œuvres qui répondent à ces conditions, quels que soient les sujets qu'elles traitent; les œuvres inférieures sont les œuvres qui ne répondent pas ou qui répondent mal à ces conditions, quelle que soit la noblesse du sujet ou l'intention élevée de l'artiste. Je me défierais d'un critique qui aurait besoin, pour reconnaître la beauté, de sujets trop pompeux et d'œuvres trop éclatantes, et qui, pour saluer le génie de Phidias, exigerait que ce génie lui fût exprimé, non par la figure d'un cheval, mais par la figure de la Minerve. S'il n'a pas su découvrir le génie de l'artiste dans la figure du cheval,il ne le découvrira pas davantage dans la figure de la Minerve. En choisissant un simple cheval pour thème des considérations les plus élevées sur l'art, alors qu'il pouvait prendre la frise du Parthénon tout entière, M. Cherbuliez a voulu démon trer cette double vérité : que le génie de l'artiste véritable est aussi bien dans le détail le plus mesquin que dans l'ensemble le plus imposant, qu'il n'y a pas d'objet si vulgaire ni d'être si inférieur dont la reproduction ne demande le concours de toutes les facultés de l'artiste, et qui ne puisse servir à exprimer non-seulement une ou plusieurs des lois de l'art, mais toutes ces lois réunies. Bien plus, il est possible que la reproduction d'un objet ou d'un être inférieur ait le mérite de nous enseigner les secrets de la beauté mieux qu'une œuvre à intentions plus élevées ou plus ambitieuses. Un cheval tel que celui de Phidias nous révélera ces secrets, tandis qu'une figure de Minerve ou de Diane exécutée par un artiste inférieur nous laissera dans notre ignorance première. Voilà qui doit apprendre à la critique à ne pas être trop dédaigneuse, à ne pas sacrifier, sous prétexte de hiérarchie des genres et de noblesse des sujets, un modeste cheval qui nous instruit sur les secrets de l'art à une figure de déesse ou de héros qui n'a rien à nous enseigner.

 Ici j'ouvrirai une courte parenthèse qui me permettra de tirer des observations qui précèdent une réflexion incidente qui les complétera. La critique aujourd'hui se soucie médiocrement d'expliquer au public les lois de l'art; elle trouve au-dessous de sa dignité de parler de ces grandes questions à propos d'une comédie réaliste ou d'un roman à la mode, et se contente de donner en quelques mots un verdict sec et tranchant sans expliquer et même sans nommer la loi sur laquelle elle s'appuie pour rendre ce verdict. Elle semble craindre de déroger, et l'on dirait qu'elle réserve sa science esthétique pour les grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais. Elle peut répondre, il est vrai, que des considérations trop élevées sur les principes de l'art seraient déplacées dans l'examen des œuvres futiles ou imparfaites qu'elle est appelée à juger. Pour nous, nous sommes d'un avis tout contraire. De même qu'il n'est pas d'être ou d'objet qui ne puisse servir à exprimer la beauté, il n'est pas d'occasion qui ne soit bonne pour exprimer la vérité. Voyez plutôt M. Cherbuliez; un cheval lui a suffi pour découvrir et passer en revue toutes les lois de l'art. A propos de ce cheval, il a démontré la nécessité de l'individualité dans l'art, ce qu'il fallait entendre UNE FANTAISIE ESTHÉTIQUE. 985 par l'idéal, comment la réalité était nécessairement la matière première de l'artiste, ce qu'il fallait comprendre par ces mots si souvent et si légèrement répétés : imitation de la nature; comment l'amour était l'âme de l'art, et la religion son but suprême et son glorieux couronnement. Sans doute, me répondrez-vous, cette figure n'est après tout que la figure d'un cheval; mais elle est de Phidias, et c'est parce qu'elle est de Phidias que l'auteur a pu retrouver en elle toutes les lois de l'art et se permettre de développer ses théories esthétiques. Cela est vrai; mais, si vous devez attendre l'apparition de tels artistes pour expliquer au public les lois du beau, il est probable que les occasions vous manqueront toujours. N'attendez pas qu'il naisse un Shakspeare pour enseigner au public les règles du drame, ni un Molière pour lui enseigner les lois du rire. C'est précisément pendant que le théâtre est vide qu'il faut préparer les spectateurs, afin que les malentendus soient plus facilement évités lorsque le rideau sera levé; c'est précisément en l'absence des grands artistes qu'il faut faire l'éducation du public, afin que, lorsqu'ils apparaîtront, il ne les accueille point par l'indifférence, l'étonnement ou la moquerie. D'ailleurs les œuvres nous instruisent presque autant par leurs défauts que par leur beauté, et il n'est si méchant livre qui ne contienne son enseignement. Rappelez donc les lois de l'art même à propos d'une comédie réaliste, si le gé nie de votre époque ne livre à votre examen qu'une comédie réa liste ! Maintenant je reviens à M. Cherbuliez et à sa fantaisie es thétique.

Cette fantaisie est une œuvre aimable, d'une logique très rigoureuse et d'un enchaînement très ferme sous son apparente irrégularité. La causerie, malgré ses innombrables zigzags, va droit à son but, toute semblable à un ruisseau au cours sinueux qui ne cesse d'avancer, même alors qu'il semble s'égarer ou se ralentir. L'auteur, en l'écrivant, s'est souvenu de Platon, ainsi qu'il convenait de le faire pour louer une œuvre de Phidias en face de l'Acropole, et sur ce sol sacré où Socrate s'entretint avec Alcibiade et Aspasie. Il a fait mieux que s'en souvenir, car, en lisant certaines pages de son livre, il semble qu'on entende un écho sonore et fidèle qui renvoie aux oreilles du moderne lecteur, sans trop les affaiblir, quelques-unes de ces paroles que recueillit le jeune Phèdre sur les bords de l'Ilissus, et dont retentit la salle de ce banquet où le jeune Alcibiade fit une si folle et si charmante entrée. Toutes les idées exprimées par M. Cherbuliez sur l'amour considéré comme principe et âme de l'art ne sont qu'une gracieuse traduction des fameuses idées de Platon sur l'amour, une application délicate de cette théorie générale à une des activités particulières du génie humain. L'auteur a emprunté aussi la méthode platonicienne, et il en a fait l'emploi le plus judicieux et le plus habile. Vous savez en quoi consiste cette méthode, qui s'appelle la dialectique, par laquelle l'esprit s'élève sans efforts de l'atmosphère pesante de la terre aux régions inaccessibles de l'idéal. Etant donné un objet sensible dont vous con naissez tous les caractères contingents, vous dégagez de tous les accidents multiples qui l'entourent, forme, couleur, parfum, la qualité qui constitue son être, l'idée invisible dont il est le signe, puis, vous servant de cette idée particulière comme d'une nouvelle mar che, vous vous élevez à une idée plus générale, et vous remontez progressivement l'échelle de l'idéal, dont les degrés s'élargissent de plus en plus à mesure qu'on s'éloigne du monde sensible. C'est ainsi qu'a procédé M. Cherbuliez dans l'exposition et le développement de ses théories. Il est parti de la contemplation très particulière d'un des chevaux de Phidias, et s'est appliqué à le connaître dans tous ses accidents de forme, de race et d'éducation. Quel est ce cheval? Appartient-il à une race déterminée? Est-ce la race qui lui communique sa beauté, ou la doit-il au génie de l'artiste? De vons-nous louer en lui une certaine beauté générale, ou bien sa beauté lui est-elle propre? L'individualité du cheval étant une fois constatée, l'auteur a cherché la raison de cette individualité, et il l'a trouvée dans l'équitation grecque et les idées des Athéniens sur l'éducation du cheval, c'est-à-dire dans les rapports du cheval avec l'homme, et par suite avec la civilisation athénienne tout entière, ses lois, ses mœurs, ses plaisirs, ses cérémonies religieuses. Puis, s'élevant de cette discipline équestre de la Grèce qui était toute douceur, toute sympathie, au principe de l'art, l'auteur découvre que ceprincipe n'est pas autre que celui qui présidait à l'équitation grecque, c'est-à-dire l'amour. Le souffle qui anime ce cheval d'une ardeur si soumise, qui le fait caracoler avec une vivacité si gracieuse, est le même qui respire dans ces cavaliers d'une fierté si tranquille et dans ces jeunes filles d'une simplicité si noble. C'est l'amour qui, se multipliant et se prodiguant sous mille formes, révéla, dès l'origine du monde, à tous les êtres la beauté dont ils étaient doués, et c'est lui qui depuis lors révèle les secrets de cette beauté aux artistes. Avant de surprendre la beauté d'un objet, il faut que l'artiste l'ait aimé; mais il ne l'aime réellement que lors qu'il a découvert le dernier mystère de l'art, qui est un mystère sacré. La pensée des dieux, quand ils doutèrent de beauté toutes les choses créées, fut de faire aimer leurs œuvres par les hommes, et d'arracher de leurs cœurs reconnaissants le remercîment du don qui leur était fait. Ainsi les dieux se sont glorifiés eux-mêmes dans la nature, et lorsque l'artiste et le poète chantent avec enthousiasme UNE FANTAISIE ESTHÉTIQUE. 987 la beauté des êtres vivants, ils entonnent à leur insu un hymne religieux en l'honneur des dieux. Les œuvres d'art sont comme de grandes prières, dont les belles choses visibles fournissent les paroles. C'est cette étroite alliance de la religion et de l'art qui nous est enseignée par toutes les fables grecques sur l'origine de la poésie, par tous les monuments antiques, et spécialement par cette frise du Parthénon que Phidias sculpta tout entière en l'honneur de Minerve, protectrice d'Athènes. Progressivement, en partant d'un simple cheval sculpté, c'est-à-dire d'un objet d'art très limité et prêtant aussi peu que possible à la généralisation, nous sommes arrivés par la méthode platonicienne aux idées les plus universelles ; de ce qu'il y a de plus contingent dans l'art, nous sommes arrivés à ce qu'il y a de plus éternel.

Un livre placé pour ainsi dire sous l'invocation de Platon, écrit selon les règles de sa méthode si flexible et si libre, ne pouvait qu'être excellemment composé. Aussi n'avons-nous qu'à louer la composition et l'ordonnance de cette fantaisie dialoguée, dont toutes les parties sont rattachées entre elles, non par les crampons de fer d'une logique scolastique, mais par des liens d'un tissu souple et brillant. M. Cherbuliez s'est rappelé, dirait-on, les maximes d'équitation qu'il recommande d'après Xénophon, entre autres celle qui prescrit de ne pas serrer systématiquement les rênes, si le cavalier veut que son cheval ait une allure aisée et gracieuse, et il a mené jusqu’au bout sa course oratoire sans user trop tyrannique ment du mors. J'ai cependant quelques chicanes à lui faire. Son livre est écrit d'un ton trop uniforme, par périodes trop égales, avec un choix trop soigneux des mots, etun désir trop évident de n'employer que les plus polis et les plus courtois. Ce dernier reproche pourra paraître singulier; mais l'écrivain l'a mérité, et il est juste qu'il porte la peine de sa faute. Je sais bien qu'il peut me dire, pour son excuse, que les interlocuteurs de son dialogue sont gens du meilleur monde, et qu'en de pareilles bouches les mots ne sauraient être trop courtois; mais la courtoisie doit avoir de justes limites, même dans le meilleur monde, et il ne faut pas que la courtoisie et la politesse, qui ont été inventées par les gens bien élevés à l'uni que fin de prévenir la tyrannie des esprits indiscrets et dépourvus de tact, deviennent tyranniques à leur tour, au point de gêner la plus précieuse de toutes nos facultés, la spontanéité. Il en est un peu du livre de M. Cherbuliez comme de ces conversations mondaines dont toutes les expressions sont sévèrement triées et strictement po lies, mais viennent se ranger l'une après l'autre à la place où elles étaient attendues, sans exciter aucun étonnement. Il y a peu de spontanéité dans l'écrit de M. Cherbuliez, peu d'expressions inattendues, inventées. J'en dirai autant de la physionomie générale et du maintien de son style. Ce style est vraiment un peu trop maître de son visage, car il a gardé le même aspect depuis la première page du livre jusqu'à la dernière. L'auteur a commencé le livre avec un sourire, et il a gardé ce sourire sur les lèvres jusqu'à la fin, ce qui est un peu contraire aux lois de la nature, le sourire étant de toutes les expressions de l'âme la plus fugitive, et celle dont le - visage se lasse le plus vite. Voilà les défauts du livre de M. Cherbuliez, défauts qui ne proviennent peut-être que d'une trop grande préoccupation d'être attique en parlant d'Athènes.

Le cadre imaginé par l'auteur est des plus simples et peut être décrit en quelques mots. Une marquise française, le cœur partagé entre une passion extravagante qu'elle ressent avec une exaltation fort rassurante et une passion raisonnable contre laquelle elle se défend sans trop de luttes, est venue chercher à Athènes des distractions capables de dissiper les ennuis qui l'obsèdent si doucement et d'é carter les soucis qui la rongent avec tant de discrétion. A Athènes, elle vit entourée d'une société d'originaux fort aimables vraiment, et qui seront trop heureux de travailler à distraire cette jeune femme qui ressemble un peu trop à une marquise de ces proverbes mis à la mode par Alfred de Musset. Il n'est rien que ces originaux ne con sentissent à faire pour l'amuser, fallût-il forcer leur originalité et se transformer en bouffons. Ils ne craindront pas de se livrer aux cabrioles les plus extravagantes de la métaphore pour arracher à la marquise un lazzi qui retombera droit sur leur tête, ou d'ajouter une légère emphase à leur éloquence pour lui donner une minute de co lère stimulante, ou lui fournir l'occasion d'une aimable impertinence. Cette société se compose du médecin de la marquise, qui, sachant de science certaine que la santé de l'âme importe fort à la santé du corps, attache des grelots à ses discours pour chasser les ennuis de sa malade; d'un chevalier polonais érudit et curieux, savant en matière d'équitation grecque et s'exprimant dans un style plein d'évanouisse mens; d'un jeune artiste vénitien, presque un enfant, Nenni, joli garçon au cœur susceptible, qui, puisant ses inspirations dans les beaux yeux de la marquise, parle comme un des jeunes hommes de Pla ton; enfin d'un abbé espagnol nommé l'abbé Léontocéphale à cause de ses yeux pleins de feu et de sa physionomie énergique. Cet abbé excentrique, outre son bréviaire officiel, en porte toujours dans sa poche un second, qu'il s'est composé avec des feuillets détachés de Platon, de sainte Thérèse, de Fénelon et de Spinoza. Voilà un abbé qui nous plaît fort, et s'il est encore vivant, nous demanderions volontiers à faire sa connaissance, la composition de ce bréviaire étant le témoignage d'une âme vraiment faite pour comprendre la religion de la beauté et le sens divin du livre de la nature. Ces personnages sont plutôt indiqués qu'esquissés; cependant ils sont assez vivans pour n'être pas de simples ombres et de vaines personnifications de théories esthétiques : une légère étincelle les anime. D'ailleurs ces personnages ne pouvaient être doués d'une personnalité bien forte, puisque c'est moins des caractères différents que des tournures d'esprit différentes que l'auteur a voulu personnifier en eux. Ils sont chargés non de se combattre, mais de se compléter, car un des buts de l'auteur a été de montrer combien tous les principes de l'art s'enchaînent étroitement, comment les divers systèmes qui ont été proposés sur les principes du beau ne sont ennemis qu'en apparence, et ne sont séparés que par les limites arbitraires qu'ils s'imposent. Cet essai est en effet, en un certain sens, une application à l'art d'une parole de Leibnitz qu'on ne saurait trop recommander : la plupart des systèmes sont bien moins faux dans ce qu'ils affirment que dans ce qu'ils nient. Cette parole est vraie ailleurs qu'en philosophie, et M. Cherbuliez vient de prouver qu'elle trouvait son application dans l'art. Un jour viendra sans doute où l'on se demandera si elle n'est pas également vraie en politique et en religion.

La marquise s'est éprise d'un des chevaux de Phidias. Le lecteur trouvera en tête du volume le portrait de cet animal vraiment distingué et qui fait honneur au goût de son admiratrice. Le temps en vieux a outragé et mutilé sa beauté, et s'il pouvait parler, il dirait sans doute, lui aussi, comme le poète italien : Non son che io era. Avec un peu d'imagination et de bonne volonté, il serait facile de lire quelque chose de ce douloureux sentiment dans l'ardeur sombre qui anime sa tête nerveuse, et l'on dirait que ce sentiment est aussi partagé par son cavalier, beau Grec coiffé du pilos arcadien, dont la tête légèrement penchée en avant est empreinte d'une mélancolie tranquille et dédaigneuse. Un soir que la société est réunie près du Parthénon, la marquise, qui s'ennuie plus que de coutume, propose une joute oratoire en l'honneur de ce cheval bien-aimé; chacun des concurrents vient donc à son tour célébrer les louanges de ce favori. Comme nous approuvons sans réserve les idées que les quatre concurrents expriment tour à tour, notre tâche se trouve fort simplifiée. Nous nous contenterons de présenter ces idées au lecteur, et si de temps à autre nous prenons la parole en notre nom, ce ne sera que pour les marquer et les accentuer davantage. Nos paroles ne seront pour ainsi dire que de rapides parabases, -pardon de ce mot pédantesque, mais nous sommes à Athènes,-chargées d'en foncer dans l'esprit de l'auditeur les vérités qui lui sont exprimées. L'orateur qui prend le premier la parole s'attache à rechercher le secret de la beauté de ce cheval. Et d'abord il se heurte contre l'ob, qui se présente à la première inspection d'une grande œuvre d'art. « Il n'est personne qui, considérant ce cheval, ne se soit sur pris à oublier qu'il est de marbre, et, se le représentant doué de vie, ne l'ait admiré non comme une création de l'art, mais comme un ouvrage de la nature. Et cependant il n'est quefaire de le con sidérer longtemps pour s'assurer qu'il est autre chose qu'une admirable copie faite d'après nature. Quant à moi, j'ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne puis me souvenir d'en avoir vu de pareil, et je me persuade qu'il n'en existera jamais, tant il y a en lui je ne sais quelle perfection que la nature ne saurait égaler. » Ainsi donc voici un cheval qui est naturel, et qui cependant dépasse la nature; c'est en quelque sorte un cheval idéal, et cependant c'est un cheval réel. Il y a là une contradiction, à ce qu'il semble. L'artiste n'a pas dû prendre son modèle dans la nature, puisque nous venons de voir que la nature ne pouvait le lui fournir, et cependant il ne l'a pas pris dans sa pensée, puisque nous venons de reconnaître que ce cheval a tous les attributs de la vie et de la nature. Ce cheval n'est pas né de l'imitation laborieuse de la nature, il n'est pas né davantage d'une conception purement intellectuelle; tout idéal qu'il soit, ce n'est pas une entité métaphysique. Phidias, pour créer ce cheval, aurait-il obéi aux règles prescrites par certains rhéteurs superficiels qui conseillent à l'artiste d'emprunter à tous les modèles qui posent devant lui ce qu'ils offrent de beauté, et qui croient que le meilleur moyen d'obtenir un ensemble irréprochable est de combiner ensemble toutes les perfections de détail qu'ils ont observées chez divers individus de même famille? L'orateur examine rapidement cette théorie, qui soutient mal l'examen, et l'écarte aus sitôt. Assurément Phidias a eu l'occasion et le loisir d'étudier, soit à Athènes, soit à Olympie, d'innombrables échantillons de la race chevaline; mais il était trop grand artiste pour ignorer que la première loi de l'art, c'est l'unité. Il n'a pas pu prêter un instant d'attention à cette méthode à la fois enfantine et sophistique, qui, si elle était appliquée, ne pourrait produire que des monstres. Non, pour créer ce cheval idéal, il n'a pas emprunté àtel modèle la croupe, à tel autre la tête, à tel autre encore le sabot; « car il savait de nais sance, le divin sculpteur, que tout se tient dans l'art comme dans la vie, et que tout ce qui vit, tout ce qui mérite de vivre se com pose, non de pièces rapportées, mais de parties intimement liées qui se supposent toutes les unes les autres, et toutes se rapportent à une même fin. » Ainsi ce cheval n'est pas une combinaison de perfections rapportées, c'est un individu dont toutes les parties sont rigoureusement unies d'après les lois de la logique, de la vie. Pasplus que M. Cherbuliez, nous n'admettons en matière d'art la méthode éclectique; toutefois nous ferons une sorte de réserve à cet égard, car l'éclectisme joue un très grand rôle dans le travail de l'artiste; seulement cet éclectisme, au lieu d'être volontaire, libre et réfléchi, est involontaire, latent, obscur et instinctif. La grande erreur de ceux qui recommandent la méthode éclectique, c'est de croire que l'artiste peut choisir librement, de parti-pris, avec détermination; c'est de croire que l'agent de cette combinaison est actif et volontaire tandis qu'il est au contraire aveugle et passif; c'est d'attribuer à la volonté le rôle qui appartient à la mémoire. Ce travail de combinaison des détails observés par l'artiste s'opère non par juxtaposition, mais par fusion intérieure, par fermentation intellectuelle. Tous ces détails, une fois reçus par la mémoire, sont fondus au feu de l'imagination à l'insu même de l'artiste, et de cette fusion d'éléments contraires naissent des images combinées et des visions complexes, assez semblables au fameux métal de Corinthe. Ce mélange s'opère au moyen d'une force inhérente à l'artiste sans doute, mais aussi indépendante de sa volonté que la force de sécrétion ou la force de digestion. Un tel travail ne peut s'opérer qu'à la condition que l'homme ne s'en mêlera pas, qu'il laissera agir en lui la nature et qu'il attendra la volonté des dieux. L'artiste doit observer la nature avec une sorte d'insouciance désintéressée, sans intention préconçue ni arrière-pensée d'utiliser ses observations. La nature est une déesse riche et puissante, qui n'aime pas à recevoir des ordres et à travailler sur commande; mais si vous êtes assez sage pour jouir avec une paresse religieuse de toutes les beautés que vous offre le monde, un jour l'imagination vous les représentera transformées de manière à vous étonner et à vous faire dire : Où donc mon esprit va-t-il vu ces choses ?Tous les détails observés par vous trouveront leur emploi à leur heure, et la mémoire vous les rendra fidèlement lorsque vous en aurez besoin.

Puisque le cheval idéal n'est pas un composé artificiel de perfections, il faut de toute nécessité qu'il soit un individu, et s'il est un individu, il doit se rattacher, comme tous les individus, à une famille quelconque. De quelle race soit-il ? La plus superficielle attention suffit pour démontrer que ce cheval, dont la nature n'a jamais fourni le modèle, appartient cependant à la race des chevaux barbes; mais pourquoi donc Phidias va-t-il choisi le cheval barbe? Serait-ce qu'il le regardait comme le type suprême de la beauté chevaline ? Quoi ! c'est là le type de la beauté chevaline, ce petit cheval maigre, osseux, nerveux, dont les Romains se moquèrent la première fois qu'ils aperçurent les cavaliers numides, et auquel de tout temps les hommes, dupes des formes majestueuses et pompeuses, préférèrent les chevaux aux encolures massives et à la croupe charnue?  , Oui, le cheval barbe était considéré par les Grecs comme le type accompli de la beauté chevaline, car c'est celui que sculpta Phidias et que décrivit Xénophon. Peut-être ne le préférèrent-ils que parce qu'ils reconnurent dans sa beauté une certaine ressemblance avec la beauté de leur propre génie. Et en effet, ne vous semble-t-il pas qu'il y a une analogie très frappante entre les formes du cheval barbe et les caractères du génie grec? Des deux côtés, c'est la même souplesse et la même agilité, la même libre ardeur; le cheval barbe et le génie grec ont tout en commun, tout jusqu'à cette maigreur nerveuse et cette sécheresse gracieuse qui ne se peuvent comparer qu'à la maigreur et à la sécheresse de l'adolescence. Le cheval barbe, qui est le plus intelligent des chevaux, devait être la monture naturelle du plus intelligent des peuples. Si la théorie d'Empédocle est vraie, s'il y a une âme dans le sang, ce cheval a - une âme. Regardez attentivement, et vous éprouverez un étonne ment mêlé d'effroi : il a quelque chose d'humain, il connaît ses ressources et sa force, il modère librement son ardeur, il sait qu'il fait partie d'un cortège religieux. A quels signes reconnaît-on les âmes, si ce cheval n'en possède pas une? - Voilà l'individualité de notre cheval bien constatée; mais cette âme qu'il semble posséder, c'est sans doute le sculpteur qui la lui a donnée. Phidias n'a pas trouvé dans la nature cette physionomie presque humaine et ce regard qui est presque un langage. C'est sans doute cette âme ajoutée par l'artiste qui donne à son cheval je ne sais quoi qui le sépare de tous les modèles de chevaux barbes que la nature peut nous fournir. Eh bien! Non, ce cheval est redevable de son âme non au sculpteur, mais aux méthodes grecques d'équitation. Ce cheval barbe n'est pas le buveur d'air du Sahara, c'est un cheval barbe dressé selon les méthodes de Cimon et de Xénophon. Ce n'est donc pas la nature, mais la civilisation athénienne qui a fourni à Phidias le modèle de ce cheval, ainsi que le fait re marquer M. Cherbuliez dans quelques pages ingénieuses et vrai ment profondes. Ce cheval a en lui quelque chose de l'éducation athénienne, et c'est de là que lui vient en partie sa beauté. Il a été soumis à une discipline douce et presque volontaire. Son ardeur n'a jamais été maîtrisée, mais conseillée; son impétuosité n'a jamais été punie, mais réglée. Il n'a pas connu les mauvais traitements, ni les injures, et c'est pourquoi il a une âme qu'il partage avec son cava lier, auquel il est soumis, non comme un esclave, mais comme un ami qui se donne librement. Vraiment l'idéalité de ce cheval nous paraît fort compromise. Comment! Après avoir reconnu que ce cheval ne se rencontrait pas dans la nature, nous avons découvert successivement qu'il appartenait à une race, à un temps déterminés, qu'il avait reçu une édu cation particulière ! Il est entouré de tous les accidents de temps et de lieu, limité par les circonstances les plus étroites. Ce n'est donc pas un cheval idéal et absolu, puisqu'on ne peut l'abstraire du temps et de l'espace. Ce cheval est fait pour dérouter beaucoup d'honorables personnes pour lesquelles idéal est synonyme d'abstrait, et qui croient volontiers qu'une œuvre est d'autant plus universelle qu'elle est plus indéterminée. Un caractère d'indétermination, d'idéalité métaphysique, loin d'être une preuve du génie de l'artiste, est au contraire une preuve de son impuissance et de sa faiblesse. Dans les arts, rien de grand sans individualité vigoureuse et sans limitation énergique. Rien n'est funeste à l'intelligence des arts et à l'imagination de l'artiste comme cette croyance que les personnages créés par le peintre ou par le sculpteur doivent être des types généraux et non des individus. Que ce personnage s'élève, s'il le peut, jusqu'à la hauteur d'un type, je n'y contredis pas, mais il ne doit se permettre d'être un type qu'après avoir été un individu; il ne doit se rattacher à la vie générale qu'après avoir montré qu'il vit d'une existence individuelle. Je veux savoir avec précision quelles sont les circonstances de sa vie, les particularités de son caractère, ses habitudes physiques et morales, tout enfin, jusqu'à la nuance de sa chevelure et à la couleur de ses yeux. Je veux pouvoir le mesurer de mon regard, le toucher de ma main, le nommer par son nom. Est-il à craindre que la conception de l'artiste perde par cette individualisation sa profondeur morale et sa signification éternelle? Non, si l'artiste est un artiste véritable, il n'y a rien de pareil à redouter, car voici le miracle qu'il doit accomplir, c'est de douer d'une âme vivante l'individu, qu'il a si strictement enfermé dans les cir constances de temps et de lieu. S'il sait opérer ce miracle, le personnage qu'il aura créé jouira du privilège de l'âme, c'est-à-dire de l'immortalité et de la puissance de transformation. Alors il aura vraiment une grandeur éternelle; il sera plus et mieux qu'un type, car le type suppose une systématisation de ce qui ne doit pas être systématisé, une limitation de ce qui ne doit pas être limité; il sup pose que la vie morale s'est figée et cristallisée en une certaine forme, et que ses eaux, qui sont faites pour couler sans obstacles, ont rencontré une barrière artificielle qui les a arrêtées. Le personnage créé par un grand artiste au contraire, en même temps qu'il s'offrira à notre imagination emprisonné dans les circonstances les plus précises, ne connaîtra aucune entrave morale. Il sera comme ces hommes remarquables qui, dans l'étroite enceinte d'un salon ou d'un atelier, nous entraînent avec le courant de leur parole, nous portent sur les flots de leur âme jusqu'à l'océan de l'être universel avec lequel ils communiquent. Nous nous imaginions les connaître parce que nous nommions chacune des particularités extérieures qui les distinguaient, et voilà que par derrière l'homme que nous con naissions nous en apercevons un second, et par derrière celui-là un autre encore. Il en est de même des œuvres créées par les grands artistes; elles appartiennent à une époque età un pays particuliers, mais les hommes de tous les temps et de tous les lieux viendront converser avec elles sans épuiser jamais leur signification. Elles changeront d'âge en âge et se révéleront toujours sous de nouveaux aspects. Le signe auquel on reconnaît les grandes œuvres, c'est l'union de la vie morale la plus abondante avec l'individualité la plus précise. En quoi consiste donc cet élément idéal que nous apercevons dans les œuvres d'art, puisque l'exemple du cheval de Phidias nous montre que l'artiste, quelque grand qu'il soit, ne fait pas autre chose que reproduire et interpréter la nature? Cet idéal consiste dans le sentiment qui anime l'artiste, et ce sentiment, c'est la sympathie. La chose qu'il crée n'est pas idéale parce qu'elle est au-dessus de la nature, elle est idéale parce qu'il a aimé son modèle vivant, et que son amoura doublé la beauté qui lui était propre. C'est parce qu'il aime que l'artiste comprend les secrets du monde; éclairé par le génie de la sympathie, il devine ce qu'il ne voit pas et pénètre les intimes opérations de la nature; il perce les surfaces et va saisir amoureusement les âmes cachées. Ivre de cette beauté invisible que les hommes n'aperçoivent pas et que lui seul a pu surprendre, il la raconte ou la traduit avec enthousiasme, et aussitôt il se fait une lumière divine qui éclaire la place où il a passé. Alors toutes les âmes en qui dormaient les forces de sympathie que l'amour y a déposées à leur naissance, qui se cherchaient comme en rêve, s'appelaient par des paroles languissantes et s'efforçaient vainement de se nommer, éveillées par cette voix puissante, reconnaissent le langage qu'elles avaient inutilement cherché et accourent à son appel. Ainsi l'amour est l'âme même de l'art, et plus cet amour est fort, plus l'artiste est grand; plus il est étendu, plus l'artiste est universel. Si sa sympathie ne le porte que vers un certain ordre de choses, il ne sera jamais qu'un artiste inférieur; si elle ne dure qu'un instant, on dira de lui : « Il fut artiste un tel jour,» car c'est en vain qu'il s'efforcera de comprendre les choses qu'il n'aime pas ou celles qu'il n'aime plus. Voilà quel est l'idéal dans les arts; ce n'est pas une conception abstraite du cerveau, c'est un sentiment de l'être tout entier, une sorte de frémissement sacré qui se communique de l'âme qui le ressent à l'objet qui le cause. Ainsi, quoique l'artiste ne fasse autre chose qu'interpréter la nature, on peut dire juste UNE FANTAISIE ESTHÉTIQUE. 995 ment qu'il est un créateur, car il ne comprend que parce qu'il aime, et qu'aimer est synonyme d'égaler. Enfin n'oublions pas que le cheval de Phidias fait partie de la frise d'un temple consacré à Minerve, et que cette frise était destinée à reproduire la fête des panathénées. Le but suprême de l'art est la religion. L'amour révèle la beauté, mais ce n'est pas lui qui l'a créée; la beauté est un don gratuit des dieux à la terre. Ce n'est donc pas la beauté qui est le but de l'art, comme l'ont pensé et le pensent encore beaucoup d'esprits élevés, car la beauté n'a pas sa fin en elle-même, elle n'est que la matière dont l'artiste se sert pour son œuvre, et l'artiste qui l'aime pour elle-même tombe sans le savoir dans l'idolâtrie de Pygmalion. Ce n'est pas davantage l'amour qui est le but de l'art, car l'amour n'est pour ainsi dire que l'instrument dont se sert l'artiste pour saisir la beauté, la lampe dont il s'éclaire. L'amour représente l'artiste et non pas l'art; il n'est qu'un intermédiaire; Dieu est donc le but véritable et légitime de l'art. A d'autres époques, la pensée que nous venons d'exprimer eût paru un lieu-commun, tant les arts avaient d'étroits rapports avec la re ligion; mais aujourd'hui nous craignons presque que cette pensée ne paraisse un paradoxe. Les arts sont sortis du sanctuaire, et l'on peut se demander, sans grande témérité, s’ils n’y rentreront jamais. Aussi, privés du but véritable que leur assignait la logique des lois qui les gouvernent, ils déclinent et s'étiolent dans un isolement égoïste, et ils profanent la beauté, dont ils ne connaissent plus le caractère sacré. La faute n'en est pas aux artistes, mais à l'atmosphère qu'ils respirent, et cependant, même en l'absence de foi certaine et de symboles vénérés, on peut dire que la religion est encore le but de l'art et sa vraie destination, car ceux-là seulement sont de vrais artistes qui savent que le mystère du monde est un mystère divin, qui savent reconnaître dans tous les objets créés des syllabes d'une langue divine, et qui sont capables d'entendre, comme le duc exilé de Shakespeare, des sermons dans les pierres et des dis cours dans les arbres. Celui qui n'a pas à un degré quelconque le sentiment du divin dans le monde, celui qui ne sait pas rapporter à une force qu'il ne peut nommer son amour et sa reconnaissance, fera bien de ne jamais prendre un pinceau, un ciseau ni une plume. Il n'entendra jamais la musique des sphères célestes, il n'est et ne sera jamais artiste ou poète.

 - ÉMILE MoNTÉGUT. CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

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